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Suède : le livre de l’été 2011
Par Enrique Juan Crema
Au moment où Monsieur Barack Obama fait conférence de presse sur conférence de presse pour dire que «l’économie américaine va s’en sortir» et que Pékin met en cause le statut de monnaie de réserve du dollar, il convient de ne pas sombrer dans la morosité personnelle ni collective. Car il est des choses qui peuvent dans ce contexte donner un peu d’espoir envers et contre tout. D’une part, les magnifiques mobilisations des Indignados espagnols pour tenter de réoccuper la Plaza de la Puerta del Sol et d’autre part, le courage extraordinaire des affamés somaliens qui marchent dans le désert, dans l’indifférence du capitalisme mondial, jusqu’au Kenya, pour survivre.
Après le massacre des jeunes militants travaillistes norvégiens, beaucoup seraient tentés de sombrer dans des idées défaitistes. Au contraire, il faut faire preuve de pessimisme de l’intelligence et d’optimisme de la volonté.
En effet, malgré que que cet attentat soit le plus grand massacre de militants de gauche depuis la deuxième guerre mondiale, en Norvège, nous ne devons pas plier. Il faut se solidariser avec les démocrates et les militants de la gauche norvégienne qui se sont mobilisés dès le lendemain de l’attentat pour faire face à l’extrême-droite scandinave.
Pour ce faire, et rendre cet été moins dramatique, il convient si possible de prendre du temps pour lire. En décembre 2010, Actes Sud a sorti un livre intitulé « Millénium, Stieg et moi » écrit par Eva Gabrielsson et Marie-Françoise Colombani. Il est utile de rappeler que Millénium, écrit par Stieg Larsson, est un best-seller mondial. Madame Eva Gabrielsson a été sa compagne pendant 32 ans. Elle nous raconte que Stieg Larsson, en février 1977, est parti en mission pour la IVème Internationale en Ethiopie. Elle nous dit « Stieg m’a raconté plus tard que, par un pur hasard, il s’est retrouvé à enseigner à des milices le maniement du mortier, qu’il avait appris pendant son service militaire ». Il était donc un militant engagé dans les mouvements de libération d’un pays néocolonial. A son retour en Suède, il est devenu illustrateur au département TT Bild&Feature (Images et reportages) et il a pu écrire sur différents sujets. Mais dès 1980, «quand les militants d’extrême-droite se sont mis à tuer des gens pour des motifs racistes ou politiques, à braquer des banques pour financer leurs mouvements et à piller des réserves militaires pour s’armer, …» il continue son travail de militant et ne cesse, jusqu’à la fin de sa vie, de dénoncer les activités de l’extrême-droite scandinave et notamment son mimétisme - voire ses liens avec l’extrême-droite étasunienne. A la page 46, on peut lire la phrase suivante : «A travers un faisceau d’informations multiples et contradictoires, Stieg décryptait rapidement ce qui se passait réellement. Par exemple, en 1999, lors de l’attentat à la bombe à Oklahoma City, au cours duquel 168 personnes ont trouvé la mort et 680 ont été blessées, il a compris dès le début - et contrairement à l’ensemble des médias - qu’on était devant une milice américaine inspirée par le livre d’extrême-droite Turner Diaries de William Pierce ». Elle nous rappelle donc que l’attentat de Norvège n’est pas le produit d’un fou isolé, mais plutôt la conséquence d’un magma d’idées racistes et anti-démocrates. Depuis des décennies, une culture propice à des actes de ce genre se développe en toute impunité, sans que les législations anti-racistes et anti-nazies soient appliquées. En Suisse, il y a quelques mois, l’extrême-droite tessinoise a sorti une affiche où les travailleurs immigrés, notamment italiens, étaient représentés comme des rats. A l’heure qu’il est, il ne s’est trouvé aucun responsable politique pour faire en sorte que ces agissements soient considérés comme un délit contre l’intégrité des étrangers, et au soir des votations sur les armes en Suisse aussi, un certain député d’extrême-droite suisse rappelait à la télévision que les armes, vu que le peuple venait de l’autoriser à garder ses armes de guerre à la maison, pouvaient être, dans certains cas, utilisées. Donc l’extrême-droite, progressivement, explicite ses intentions. La droite et les démocrates, partout en Europe, ont laissé impunément insulter, offenser, dégrader les immigrés, et même les naturalisés. Les idées qui ont mené à l’attentat de Norvège ont été considérées et le sont aujourd’hui comme des opinions à respecter dans le cadre des démocraties existantes, alors qu’elles auraient dû être légalement interpellées. Madame Eva Gabrielsson est engagée actuellement dans un combat juridique pour la défense intellectuelle de l’œuvre de Monsieur Stieg Larsson, alors qu’elle a été exclue de tout héritage, car n’ayant pas été mariée; elle est elle-même une personne engagée dans une lutte permanente et individuelle pour la morale et la justice.
Elle nous rappelle aussi dans ses pages qu’elle et son compagnon ont longuement participé à la rédaction de la revue Expo, revue qui, dès son premier numéro en 1995, avait au sommaire un article intitulé « L’extrême-droite en Suède, déjà 7 morts cette année ». En lisant ce livre donc, on a accès non seulement aux clefs de la genèse de Millénium mais aussi à quelques éléments de compréhension de la situation au quotidien des militants de gauche dans les pays scandinaves.
Comme nous le rappelle Madame Marie-Françoise Colombani dans la préface, Eva se bat pour obtenir la propriété intellectuelle de l’œuvre de son compagnon et aussi pour que ses textes ne deviennent pas une source de profit. Nous ne pouvons qu’admirer et appuyer son combat qui devient aussi, dans le contexte actuel, un combat culturel contre les idées réactionnaires, et la renaissance de la bête immonde dans les pays du froid.
Un livre donc à lire absolument car il est vivifiant et exemplaire de dignité.
Lausanne, le 7 août 2011
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